CHAPITRE III
Le Portail gargouilla quand Strahan quitta la caverne. Le Feu de Dieu continuait de danser autour de l'embouchure.
Brennan se leva et alla vers son frère.
Hart était toujours agenouillé sur le sol, le visage inexpressif, les yeux vides. Les traces de sa captivité se lisaient sur son visage.
— Rujho... Je suis désolé, dit Brennan en lui effleurant le sommet de la tête.
— Le pire, souffla Hart, c'est de savoir que je ne volerai plus jamais.
— Je comprends, dit Brennan.
— Tu ne peux pas, murmura Hart en se levant. Aucun guerrier dont le lir n'a pas d'ailes ne peut comprendre la liberté du vol...
— C'est vrai, dit Brennan. Rujho, qu'est-il arrivé ?
— Je me suis livré à mes ennemis à cause d'un jeu stupide. Tout est ma faute.
— Tu as parié ta main ?
— Pire. J'ai parié Solinde. C'est compliqué, rujho, et je ne suis pas fier de moi. Tu en vois les résultats. Mais que t'a-t-il fait ? demanda Hart en examinant son frère de plus près.
— Rien. Rien de visible, en tout cas.
— Sleeta ?
— Elle est sa prisonnière. Il l'a cachée quelque part, pas très loin. Juste assez pour m'empêcher de tomber dans la folie.
— Tu en es proche, pourtant, dit Hart. Je le vois dans tes yeux.
— Qu'importe, coupa Brennan. Je sais pourquoi Strahan nous veut : pour faire de nous des marionnettes dirigeant leurs royaumes dans son intérêt. Mais pourquoi ne se contente-t-il pas de nous y forcer ? II en a le pouvoir. Cela ne devrait pas être une tâche bien compliquée...
— Peut-être y a-t-il une limite à ses capacités ? Peut-être a-t-il besoin de victimes consentantes ? Au moins quand il s'agit de Cheysulis.
— A moins, reprit Brennan, que ce ne soit dû simplement à sa perversité. Qu'il lui plaise davantage de nous faire accepter volontairement de le servir.
— Même Gisella n'a pas été forcée.
— Il n'en a pas eu besoin. Lillith l'a élevée en lui déformant l'esprit d'une telle façon...
— Notre cas est différent, rujho.
— Oui, dit Brennan amèrement. Il sait quelle récompense nous offrir.
— Brennan, j'ai du mal à comprendre ce que tu as perdu...
— Exactement. Occupe-toi de toi-même, rujho. Je dois prendre seul ma décision.
La barrière de flammes retomba.
Une nappe de fumée sortit du Portail et envahit la salle et le couloir. Strahan émergea de la brume malodorante.
— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu, dit-il. Quel programme ! Avez-vous jamais pensé à vous libérer de ce service exigeant ?
— Pas plus que vous n'avez cherché à vous défaire du Seker, dit Brennan.
— Ah, mais j'ai mes raisons !
Il alla de l'autre côté du Portail.
— Et voilà, dit-il d'un ton satisfait. Tous les fils de Niall sont réunis.
Comme il l'avait escompté, Hart et Brennan se retournèrent. Ils virent Corin entrer, porté sur une litière. Il semblait évident qu'il ne pouvait pas marcher. Ses jambes étaient immobilisées par des attelles.
— Ne vous en prenez pas à moi, ce n'est pas mon œuvre. Les membres brisés guérissent. Il sera bientôt sur pied.
— S'il accepte le marché que vous lui proposez, cracha Brennan. Vous êtes une abomination...
— Vraiment ? J'aimerais mieux qu'on pense à moi comme un libérateur.
Hart alla vers Corin.
— Je vais bien, rujho, dit celui-ci. Strahan n'a pas menti. Il m'a dit, pour toi...
— Strahan ne ment pas. ( Il soupira. ) Tu sais ce qu'il veut de nous.
— Oui. Il a été très clair.
Brennan avança vers la litière.
— Rujho...
— Cela suffit, dit Strahan. Les retrouvailles auront lieu plus tard. Je veux que vous m'écoutiez. Je ne suis pas plus une abomination que vous. Ce que je fais, je le fais pour ma race, mon dieu et moi-même. Je crois en ce que j'entreprends, parce que ma cause est juste.
— La destruction des Cheysulis ? La chute d'Homana ? Je pense..., commença Brennan.
— Vous pensez de travers ! cria Strahan, les surprenant par le ton passionné de sa voix. Si vous réfléchissiez un moment, vous verriez que mes actes ne sont pas différents des vôtres, même si nos motivations ne sont pas les mêmes. Tout jeune, j'ai appris ce qu'était la haine ; elle n'a aucune place dans ce que je fais. Je n'ai aucune haine pour vous. Quand Karyon a tué Tynstar et Electra, me privant de mes parents, j'ai appris ce qu'était le désir de vengeance. Je n'y ai pas cédé, afin qu'il n'affecte pas mon jugement, ni ma loyauté envers mon dieu.
— De quoi parlez-vous ? demanda Hart.
— Je ne suis pas fait autrement que vous, dit Strahan. Je sers mon dieu comme vous servez les vôtres. Je suis aussi décidé à détruire la Prophétie que vous à la réaliser. Parce que son aboutissement signifie la fin des Ihlinis. Cela fait-il de moi un monstre ?
— Nous ne tuons pas les gens arbitrairement, dit Corin.
— Qu'en est-il des innocents qui ont brûlé dans le Midden ?
Hart répondit, se sachant le plus coupable à ce sujet.
— Nous n'avons pas entrepris de détruire une race entière, dit-il. La peste que vous avez lâchée sur nous, il y a vingt ans, a failli nous tuer tous. Et qu'en est-il des pièges mentaux et autres horreurs que vous avez concoctés pour nous éliminer ?
— La guerre est la guerre, dit Strahan. Elle demande des mesures extrêmes. Si vous n'étiez pas aveugles, vous feriez comme moi.
— Aveugles à quoi ? demanda Corin.
— A la réalité : quand les Premiers-Nés auront reparu, nous serons inutiles, Cheysulis comme Ihlinis.
— J'ai déjà entendu dire cela, Strahan. C'est ridicule, affirma Brennan. Pourquoi les dieux nous condamneraient-ils à disparaître à la naissance de leurs autres enfants ?
— C'est la loi de la nature, lança Strahan. Quand vous faites se reproduire un étalon et une jument, c'est pour obtenir des rejetons combinant les meilleures caractéristiques des deux. Puis vous croisez les petits ensemble, pour fixer les modifications. Un jour, quand vous avez obtenu ce que vous vouliez, vous vous rendez compte que vous n'avez plus besoin des parents. Ils sont... dépassés. La nouvelle lignée est supérieure. C'est la même chose pour les êtres humains.
Corin rit.
— Vous réduisez la Maison d'Homana à une série d'étalons et de juments.
— Regardez votre Prophétie. Ne comprenez-vous pas ce qu'elle vous demande ? Un homme, héritier de toutes les lignées, unira quatre royaumes ennemis et deux races ayant les dons des anciens dieux. Epouser celle-ci, unir celui-là à telle autre, ajouter la lignée requise... Ne pas aller vers les autres royaumes parce que nous avons besoin de celui-ci pour la Prophétie. ( Il prit l'air écœuré. ) Oui, une série d'étalons et de juments... Que pensiez-vous être d'autre ?
Aucun d'eux ne répondit.
— Vous êtes les derniers maillons de la chaîne. Vous avez le sang de trois royaumes : Homana, Solinde, Atvia. Il ne manque qu'Erinn. Les enfants nés de Brennan et d'Aileen, ainsi que ceux de Sean et de Keely, rempliront cette partie de la Prophétie. Il ne vous manquera que le sang des Ihlinis. Ce sera le plus difficile : faire coucher les Cheysulis avec les Ihlinis.
Brennan sentit le rouge lui monter au front.
— Bien entendu, le précédent existe, grâce à Ian. Et l'exploit a été répété. ( Il regarda Brennan. ) Pourtant, il y a un problème. L'enfant ne sera pas un Premier-Né, car il lui manque certaines lignées. Mais il aura des pouvoirs plus grands que les nôtres. Je l'élèverai avec le mien.
— L'enfant de Sidra, dit Corin.
— Oui. Le moment venu, celui de Rhiannon épousera le mien, si leurs sexes sont compatibles. De toute façon, Sidra est jeune, et je jouis de toutes mes capacités. Avec le temps, j'obtiendrai la paire dont j'ai besoin.
— Dans ce cas, à quoi vous servirons-nous ? dit Hart. Laissez-nous partir.
— Pour moi, vous êtes de peu d'usage, mais le Seker a besoin de vous. Il veut les royaumes. Je ferai mon possible pour les arracher à ceux qui souhaitent l'en écarter.
— Pourquoi ? demanda Hart. Il a l'Autre Monde. Pour quelle raison veut-il le reste ?
Strahan eut l'air étonné.
— Pourquoi ? Je n'en sais rien. Ce n'est pas à moi de mettre en cause les désirs d'un dieu.
— Oui, dit Corin, je commence à comprendre. Vous travaillez pour le dieu. Vous le servez fidèlement. Quand la tâche sera terminée, vous donnera-t-il ce que vous voulez ? L'égalité avec lui ? Je n'ai aucun doute que c'est votre but ultime. Mais... est-ce celui d'Asar-Suti ?
Strahan ne montra pas que ces paroles l'avaient ébranlé.
— Brennan sait-il à quel point vous désirez Aileen ?
Corin retomba dans les oreillers qui le soutenaient.
— Aileen ? dit Brennan. Tu veux...
— Il m'a dit que tu n'étais pas en état de gouverner...
— Et tu l'as cru ? J'ai passé vingt-deux ans à apprendre à régner. Je doute fort de ne pas en être capable !
— En êtes-vous sûr, mon seigneur ? demanda Strahan. Pensez à votre peur... Votre phobie des espaces clos, sans lumière...
Brennan pâlit.
— Je vous ai vu dans votre cellule, reprit l'Ihlini. Devenu pire qu'une bête...
— Cela suffit ! cria Hart.
— Je vous demande d'accepter de me servir, et je vous libérerai à jamais de cette peur.
— Non.
— Alors, retournez vivre dans votre enfer...
Strahan leva la main. L'univers de Brennan changea.
Il était enfermé au centre de la terre. Petit. Si petit.
Si seul. Les murs de sa cellule se rapprochèrent de lui, l'enserrant comme un linceul. Il faisait si noir...
Autour de lui, le monde était insensible à ses cris.
Brennan tomba en arrière. Il resta allongé sur le sol, humide de sueur froide.
— Quelle sorte de roi, demanda Strahan, craint davantage l'enfermement que la mort ? Au point de perdre le contrôle de lui-même ? Corin, le croyez-vous vraiment capable de gouverner ? Digne de monter sur le trône du Lion ? De faire des enfants à Aileen ?
— Assez ! hurla Corin.
Strahan ouvrit la boîte.
— Acceptez de me servir, et je ferai de votre frère Hart un homme intact. Je libérerai Brennan de sa peur. Acceptez le trône du Lion ! Régnez pour moi sur Homana. Prenez la femme que vous aimez !
Corin appuya les mains sur ses oreilles.
— Qu'on le fasse taire !
Hart essaya. Il sauta par-dessus le Portail et atterrit de l'autre côté, trop près de l'embouchure...
— Je rendrai leurs lirs à vos frères, continua Strahan.
— Corin, non ! cria Brennan.
Strahan s'agenouilla devant Hart. Il lui fourra la boîte sous le nez.
— Vous la voulez ? Il vous suffit d'un mot...
— Non ! hurla Brennan. Hart, reviens !
— Vous volerez de nouveau...
Hart vacilla.
— Ku'reshtin !
— Prenez-moi ! cria Corin. J'accepte de vous servir !
— Corin, non !
Brennan essaya de contourner le Portail. Une flamme jaillit, l'aplatissant sur le sol.
— Prenez-moi! répéta Corin.
Hart se jeta sur l'Ihlini. Strahan tomba lourdement.
— Il a abjuré ! cria-t-il triomphalement. Vous l'avez entendu !
Hart, à demi couché sur le sorcier, agrippa la boîte de sa main droite. Les runes entamèrent un ballet étourdissant, puis sautèrent sur le poignet de Hart. Il hurla de douleur, mais ne lâcha pas prise.
Brennan essaya de se relever. En vain.
Hart arracha enfin la boîte à Strahan. Il se tourna vers le Portail.
— Voilà ma décision, dit-il en haletant.
Il jeta la boîte dans les flammes.
Le prince eut l'impression qu'on lui coupait la main de nouveau. Il revit le sang giclant du moignon, Dar se moquant de lui...
Il hurla à pleins poumons.
Un serviteur ceintura Brennan, un autre immobilisa Hart. Strahan, assis au bord du Portail, éclata de rire. Le Feu de Dieu baignait un de ses pieds. Lentement, il grimpa le long de son corps, l'entourant de son aura lavande. Enveloppé de lumière, Strahan se leva. Il marcha vers Corin et lui prit le poignet.
— Cela n'est plus nécessaire, dit-il.
Le bracelet d'argent fondit, coula dans la main de Strahan et se transforma en coupe. L'Ihlini la plongea dans le Feu de Dieu qui débordait du Portail.
— Je vous donne la coupe baptismale. Bienvenue dans le monde.
Strahan fit un geste cabalistique. Corin se leva, un peu instable, mais tenant désormais sur ses jambes.
— Corin ! hurla Brennan.
Le regard de ce dernier était rivé sur Strahan.
— Buvez le sang d'Asar-Suti, dit le sorcier.
Hart se débattit entre les bras qui le tenaient.
— Corin, non ! J'ai jeté ma main ! Ce sacrifice est inutile !
— Buvez, dit Strahan en tendant la coupe à Corin.
— ku'reshtin ! cria Brennan. Fais-tu cela pour Aileen ?
— Non, dit Corin. Pour moi.
Il porta la coupe à ses lèvres et but la liqueur d'Asar-Suti.